CHAPITRE IV
La nouvelle s’est répandue dans le pays des marais, glissant comme un serpent au fil des eaux troubles, de village en village, entre les murs de tourbe humide dressés au-dessus d’une mer sans fin de fange et de roseaux. Les quatre branches de la croix sont brisées ; le temps est arrivé où les prophéties s’accomplissent.
De longues barques pâles s’avancent en silence vers la ville blanche, la cité des chamans, et leurs étraves aiguës comme des crocs de loups mordent par milliers dans l’océan de boue.
D’immenses ponts de marbre sont tendus vers les portes du globe immaculé, la sphère titanesque posée sur la grande île comme le crâne d’un géant blanchi par les années. Les processions gravissent les marches de pierre blême, cohortes interminables de sinistres visages sur des robes blafardes.
Les prêtres sans cheveux, sans barbe et sans sourcils ont empli les gradins. Ils sont un million à tourner leurs faces tatouées de runes écarlates vers le centre du centre de leur monde, et leurs mains aux ongles vernis de rouge frémissent dans l’attente du grand mystère.
Un puits s’ouvre soudain entre les blocs crayeux, et la lumière jaillit des profondeurs glacées. L’autel de la croix apparaît aux regards des sorciers assemblés, délivrant du sommeil le dieu vivant au masque de métal. Mandor, le guerrier sans visage, le fondateur du culte de la mort, celui qui tous les trois siècles revient parmi les hommes, se dresse à nouveau au milieu des fidèles.
Il brandit sa grande épée dont la couleur est celle des eaux calmes et montre à son peuple le cercle de lumière suspendu à son cou. Ses paroles résonnent dans la sphère colossale :
— Voici que mon sommeil n’a duré que trente ans, lui qui toujours me plongeait dans des nuits trois fois séculaires avant de me laisser partir vers les hommes en quête d’une guerre à mener et d’un nouveau corps à prendre. Voici que s’achève ce sommeil, mon dernier sommeil, le dernier répit pour les races maudites et pour leurs serviteurs. Voici que je suis revenu vous guider en ces temps où le monde va finir…
Alors tous entonnent le cantique sacré dont les paroles furent écrites avec du sang humain dans les livres d’Irxul, Bdahr, Ktepelmor et Xehemet.
Un million de chamans uktuhls chantent enfin les stances de l’Apocalypse.
Stances de l’Apocalypse
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Elle aura nos visages
De charognards humains
Et nos longs doigts diaphanes
Aux ongles de carmin
S’étendront sur vos mondes
Et vos portes d’airain
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Et vos nuits verront naître
Des astres éphémères
Incendies de métal
Qui fendront vos paupières
Et vous feront pleurer
Du sang dans la poussière
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Et le cristal a soif
Il crie dans nos fourreaux
Pour le dernier festin
Où il prendra son eau
Au calice des corps
Gravés par nos couteaux
Priez vos dieux mes frères
Car le cristal a soif
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Vos murs s’écrouleront
Sous nos béliers de feu
Et vos palais de verre
Qui provoquaient les cieux
Retourneront au sol
Déchus et poussiéreux
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Semence des pendus
Et sang des crucifiés
Irrigueront la terre
Où nos faux vont coucher
Une pourpre moisson
De cadavres serrés
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Déjà les chiens aboient
Aux portes des maisons
Les corbeaux se rassemblent
Funèbres processions
Lorgnant vos ventres mous
Dont ils se repaîtront
Priez vos dieux mes frères
Déjà les chiens aboient
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Tous vos parfums de femmes
Et vos jardins fleuris
Cesseront d’embaumer
Vos journées alanguies
Vous puerez la charogne
Et l’odeur d’incendie
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Vous ne frôlerez plus
La courbe de leurs seins
Ni les coussins mœlleux
De vos lits de satin
Mais nos haches féroces
Vous trancheront les mains
Priez vos dieux mon frère
Car la fin va venir
Priez vos dieux mon frère
Car la fin va venir
Et les chants de vos harpes
S’éteindront à jamais
Dans le bruit du tonnerre
Ecraseur de cités
Dans les supplications
Des vaincus torturés
Priez vos dieux mes frères
Car les chants s’éteindront
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Vos horizons d’azur
Où s’envolaient des fleurs
S’alourdiront de nuit
Et prendront la couleur
Des brasiers infernaux
Des rayons destructeurs
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
La saveur de la drogue
Et des mets épicés
Deviendra sur vos lèvres
Le goût de la fumée
Vomie des bouches-flammes
Ou du sang recraché
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Vos songes sont mourants
Pour rêver il est tard
Dans vos cerveaux séniles
Des illusions s’égarent
Avec nous surgira
Le temps des cauchemars
Priez vos dieux mes frères
Vos songes sont mourants
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Nous étions vos parents
Vous nous avez reniés
Gardant pour vous le grain
Et nous laissant l’ivraie
Vous les fils du soleil
Nous de l’obscurité
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Nous préparons la fête
Pour de grandes ripailles
Nous les voulons superbes
Sortez vos plats d’émail
Rien n’est trop beau amis
Au jour des retrouvailles
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Il est temps maintenant
Et l’heure est arrivée
Revêtez vos parures
Il faut vous apprêter
Vos frères sont de retour
Pour le dernier banquet
Priez vos dieux mes frères
Car l’heure est arrivée
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Nos bras seront chargés
De cadeaux somptueux
Cent siècles de patience
Et d’un désir haineux
Ont été nécessaires
Pour les forger au mieux
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Et nous vous offrirons
La guerre et ses tourments
En guise de jardin
Un désert de sel blanc
Puis avant les ténèbres
Juste un dernier présent
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Acceptez notre offrande
Fruit d’un amour malsain
Au ventre de vos femmes
Car nos bâtards demain
Resteront les derniers
A s’appeler humains
Priez vos dieux mes frères
Acceptez notre offrande
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
De grandes plaies fendront
Votre terre désolée
Jusqu’aux cités enfouies
Des peuples oubliés
Ces souterrains fangeux
Baignés de vos déchets
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Et les légions des rats
Nées de noirs maléfices
Recouvriront vos rues
Pavées de marbre lisse
De leur manteau grouillant
Charriant des immondices
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Les morts se dresseront
Pour quitter leurs caveaux
Les ténèbres et la glace
Sous vos puissants châteaux
Sous les dalles de roc
Qui couvraient leurs tombeaux
Priez vos dieux mes frères
Les morts se dresseront
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Et du début des âges
Reviendront de grands maux
Que l’on croyait vaincus
Et de nouveaux fléaux
Mangeront vos entrailles
Et pourriront vos os
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Vos puits seront taris
Vos mers évaporées
Et nos armes-soleils
En vos crânes brûlés
Creuseront les orbites
De vos yeux asséchés
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Les hommes se coucheront
Sur des lits de poussière
Au fond des vallées mortes
Et sur cet ossuaire
Le dernier crépuscule
Posera son suaire
Priez vos dieux mes frères
Les hommes se coucheront
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Voici l’Apocalypse
Et ses hérauts blafards
Nous anges de l’enfer
Aux têtes de cafards
Brûlerons l’univers
Qui luira comme un phare
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
De nouveaux habitants
Peupleront vos vallées
Rampant sur leurs moignons
De membres irradiés
Ils auront nom mutants
Et enfants des damnés
Priez vos dieux mes frères
Car la fin va venir
Priez vos dieux mes frères
Une dernière fois
Car nous allons venir
Et la fin avec nous
Priez vos dieux mes frères
Avant la nuit des loups
Priez vos dieux mes frères
Mais surtout hâtez-vous
Car les dieux vont mourir